Le directeur général du groupe Bernard Hayot, Stéphane Hayot, lors dʼune réunion de la Collectivité territoriale de Martinique (CTM), le 16 octobre 2024. © Philippe LOPEZ / AFP
Par Rosa Moussaoui, rédactrice en chef adjointe à l’Humanité Cible d’une action en justice, le conglomérat familial, qui domine le secteur de la grande distribution outre-mer, a pris les devants en publiant ses comptes. Son chiffre d’affaires, près de 5 milliards d’euros, a été multiplié par cinq depuis 2002, grâce à une marge commerciale de 34,4 %, contre 20 % en moyenne dans le secteur. Il a perçu, en 2023, 56,7 millions d’euros d’aides publiques.
Le Tribunal de Fort-de-France a rendu sa décision sur le Groupe Bernard Hayot (GBH), après l’assignation du leader de la grande distribution aux Antilles, accusé de se soustraire à son obligation légale de dépôt de ses comptes annuels.
L’entreprise, régulièrement mise en cause pour son rôle dans la flambée du coût de la vie en Martinique, où les produits alimentaires sont en moyenne 40 % plus chers qu’en Hexagone, a pris les devants : la famille Hayot a publié, début février, les comptes du groupe, à 100 % propriété de son fondateur et de ses quatre enfants, pour les cinq derniers exercices. Ils contredisent les arguments du groupe, qui assure ne pratiquer ni “surprofit”, ni taux de marge supérieurs à ceux des mêmes magasins dans l’Hexagone.
GBH réalise, en 2023, un résultat net de 227,6 millions d’euros (+ 11,45 %) pour un chiffre d’affaires de 4,9 milliards d’euros (+ 8,1 %), avec une marge commerciale de 34,4 %, contre 20 % en moyenne dans le secteur. Ces profits ont permis au groupe de verser à ses actionnaires, soit Bernard Hayot, son épouse et leurs quatre enfants, 28,597 millions d’euros de dividendes (contre 15,6 millions d’euros l’année précédente).
Sous le feu des critiques depuis le soulèvement contre la vie chère en Martinique, l’automne dernier, les enseignes du groupe affichent, à grand renfort de communication, des prix à la baisse, à la faveur de l’entrée en vigueur le 2 mars de l’accord conclu en octobre sur la baisse des prix, avec la suppression de la TVA et de l’octroi de mer.
Cela ne fait pas taire pour autant les critiques. Au cours d’une audition tendue, le 2 avril, devant la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, le directeur général du groupe, Stéphane Hayot, a une nouvelle fois imputé les prix exorbitants pratiqués dans les départements d’Outre-mer à l’éloignement des sources d’approvisionnement et à l’étroitesse du marché.
“Les groupes de distribution, en premier lieu, le vôtre, sont aujourd’hui accusés de faire des profits excessifs du fait de leur position oligopolistique, ce qui ne permet évidemment pas, dans ce cas, d’assurer une concurrence libre et non faussée”, l’a tancé la députée LFI Aurélie Trouvé. “Notre groupe est en première ligne face à la vie chère. La concurrence est forte et le consommateur exigeant. Si vous comparez nos marges brutes dans l’alimentaire aux marges brutes dans l’hexagone, vous verrez qu’elles sont très comparables”, s’est défendu Stéphane Hayot.
Depuis 2002, GBH a multiplié par 5 son chiffre d’affaires

Le siège social de GBH est situé en Martinique
Dans une enquête sur “l’ “intense” lobbying du groupe Hayot pour ses affaires en Outre-mer” publiée le 18 mars dernier, Libération affirmait que le groupe était visé par une enquête de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, suite à un signalement de Transparency international France qui le soupçonne d’avoir omis de déclarer ses activités d’influence auprès de ministres et de parlementaires.
Des “attaques injustifiées”, selon le groupe, qui dénonce “une campagne de déstabilisation”, assure n’avoir “aucune connaissance” d’une telle enquête et annonce avoir “engagé une procédure en diffamation à l’encontre de Libération”. Auparavant, le 31 janvier, cinq eurodéputés écologistes, accusant GBH de profiter d’une “situation de rente” rendue possible par une “concentration économique, verticale et horizontale, dans un certain nombre de secteurs”, avaient saisi la Commission européenne pour qu’elle ouvre une enquête sur les “sur les “pratiques anticoncurrentielles” du groupe.
“Les prix excessifs pratiqués par la distribution dans les territoires ultramarins français causent une rupture d’égalité inacceptable avec les citoyens de l’Hexagone, soit entre citoyens de l’Union européenne”, alertaient les élus dans leur lettre à la vice-présidente chargée de la concurrence, l’Espagnole Teresa Ribera. La Commission, pour l’heure, a opposé un avis de rejet à cette requête.
Ce n’est pas la première fois que les prix pratiqués par GBH cristallisent la colère : en 2009, les Hayot étaient devenus l’un des symboles de la “pwofitasyon” dénoncée par des milliers de grévistes antillais. Descendant d’une famille de colons arrivés à la Martinique en 1680, héritier d’une fortune bâtie sur l’exploitation de “l’or blanc” (le sucre) par l’esclavage, le béké Bernard Hayot a fait du groupe qu’il a fondé en 1960 une multinationale florissante.
Son groupe est aujourd’hui implanté dans les départements et territoires français d’outre-mer : en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à la Réunion, à Mayotte, à Saint-Martin, en Kanaky, mais aussi ailleurs en Côte d’Ivoire, à l’Île Maurice, en Algérie, au Costa Rica, en République dominicaine, à Sainte-Lucie, à Madagascar.
Depuis 2002, GBH a multiplié par 5 son chiffre d’affaires. Le secret de cette réussite insolente ? Le groupe, qui doit son développement initial aux activités industrielles et à l’importation, s’est imposé, à partir des années quatre-vingt, dans la grande distribution et la distribution automobile, jusqu’à occuper dans ces secteurs une position dominante aux Antilles. Il détient aujourd’hui 11 magasins Carrefour en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion, en Martinique (où il exploite aussi l’enseigne de restauration rapide Brioche Dorée) et en République dominicaine. En Kanaky, il est présent avec Géant, Casino et Leader Price.
Un réseau de filiales tentaculaire

Bernard Hayot est le fondateur de GBH et le père de Stéphane Hayot
À la Guadeloupe, avec ses 34 000 mètres carrés, le centre commercial Destreland, à Baie-Mahault, véritable temple de la consommation, est devenu une cible privilégiée des actions contre la vie chère. Tout comme le centre commercial Genipa sur la commune de Ducos, en Martinique, dont les militants écologistes avaient contesté sans succès en justice la construction, au milieu des années 2000, en raison des dégâts causés à la mangrove par la bétonnisation du site.
Accusé de faire flamber les prix dans ses hypermarchés, le Groupe Bernard Hayot est également critiqué pour sa position de quasi-monopole dans d’autres secteurs de l’économie. Dans celui de l’automobile, par exemple. Unique importateur de Renault dans les quatre départements d’outre-mer, il est aussi à la tête d’un réseau de concessions multimarques, qui a importé et distribué en 2022, dans ces départements mais aussi au Maroc ou en Algérie, 43 700 véhicules Renault, Dacia, Toyota, Nissan, Hyundai, Kia. La location automobile et la distribution de pneumatiques ne lui échappent pas non plus.
Mais les activités de GBH ne s’arrêtent pas là. Le groupe exploite des magasins sous les enseignes M. Bricolage, Décathlon, Gamm Vert, Yves Rocher, cultive et exporte des bananes, produit du béton, exploite des carrières de matériaux, fabrique du chocolat et des produits laitiers sous la marque Danone, produit et commercialise les Rhums JB et Clément.
GBH a bénéficié de 56,7 millions d’euros d’aides publiques en 2023
Principal intermédiaire du commerce entre l’Hexagone et les outremers, il maîtrise, avec sa centrale d’achat, la chaîne d’approvisionnement des nombreux produits dont il a le monopole, du grossiste jusqu’au distributeur. “Lorsque GBH intègre une partie de la chaîne d’approvisionnement, ça lui permet (…) de minimiser les coûts afin d’être compétitifs et de proposer les meilleurs prix en magasin. Il n’y a pas “d’empilement des marges”” fait valoir le groupe. En janvier, le ministre des Outre-mer Manuel Valls avait pourtant dénoncé à l’Assemblée nationale “l’opacité entourant la formation des prix et les marges réelles”, accusant le conglomérat de “jouer un rôle d’étouffement de l’économie”. Devant la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques aux entreprises, Stéphane Hayot, le 27 mars dernier, a énuméré les subventions dont a bénéficié le groupe en 2023, “vitales”, selon lui, “pour la continuité de ses activités et le maintien de l’emploi”. S’agissant des aides spécifiques pour l’outremer, GBH a perçu : des exonérations de cotisations sociales patronales pour un montant de 9,3 millions d’euros au titre de la Loi pour l’Ouverture et le Développement Économique de l’Outre-Mer (LODEOM) ; 900 000 euros d’allègement de taxes au titre du volet fiscal de cette même loi ; une aide fiscale à l’investissement outre-mer de 8,2 millions d’euros ; 5,5 millions d’euros au titre de l’aide compensatoire consacrée à la filière de la banane ; 3,6 millions d’euros d’allègement des droits d’accises pour l’exportation de ses rhums ; 900 000 euros d’aide aux distilleries pour la transformation de la canne ; 1 million d’euros au titre du maintien du CICE à Mayotte ; 500 000 euros d’aide au fret. S’agissant des aides relevant du droit commun, le conglomérat a bénéficié de 18,7 millions d’euros au titre de l’exonération des cotisations sociales patronales (dispositif Fillon) ; 4,3 millions d’euros au titre du crédit d’impôt mécénat et enfin, 2,2 millions d’euros d’aide au recrutement de jeunes en apprentissage. Le groupe a par ailleurs perçu 1,6 millions d’euros d’aide publiques à l’étranger. Soit, au total, 56,7 millions d’euros d’aides publiques, hors subventions européennes au titre de la Politique agricole commune (PAC).
Avec 300 millions d’euros, la famille Hayot est classée par le magazine Challenges au 431ème rang des 500 plus grandes fortunes de France. Ses membres réfutent toute origine coloniale de cette opulence : Bernard Hayot cultive une image de selfmade- man qui aurait débuté, en 1960, avec l’élevage de poulets au François, en Martinique, avant de bâtir un empire.
Sur l’île, la mémoire des pratiques de cette riche famille de békés est pourtant inscrite dans la conscience collective et dans le folklore populaire. En février 1900, à l’issue de la première grande grève des ouvriers de la canne, marquée par le massacre de nombreux grévistes, la famille Hayot préféra licencier un tiers des effectifs de ses usines pour se débarrasser des “meneurs” plutôt que d’appliquer l’accord entérinant une hausse des salaires et l’interdiction des brimades.
“L’épisode, relatait l’historien martiniquais Armand Nicolas, est resté gravé dans le folklore par la fameuse chanson Oué, oué, missié Michel pa lé baye 2 francs (“M. Michel ne veut pas donner les 2 francs”, un des Hayot s’appelait Michel)” (1). GBH réalise toujours 36 % de ses ventes à La Réunion, 16 % en Martinique et 15 % en Guadeloupe. Il est désigné comme l’un des responsables du maintien des départements d’outre-mer sous dépendance d’une économie des containers entravant tout développement durable et autonome.
L’Humanité
4 avril 2025
(1) Histoire de la Martinique, Armand Nicolas, tome II, L’Harmattan, 1996. Page 156.