Un article daté du 9 janvier du journal Libération sur les méthodes commerciales du Groupe Bernard Hayot (GBH) a fait le buzz dans la presse (Antilla, France-Antilles, etc) et sur les réseaux sociaux la semaine dernière. Cette parution a entrainé une réplique de GBH par communiqué. Nous présentons l’essentiel de ces échanges ci-après. Les passages où des données chiffrées à l’appui de l’appréciation de pratiques de “marges exorbitantes” sont soulignés. Ils sont peu nombreux.
1/ Enquête du quotidien Libération du Jeudi 9 janvier (Extraits)
“Vie chère aux Antilles : les profits suspects du Groupe Bernard Hayot en outre-mer.
Marges exorbitantes, opacité financière, entorses à la concurrence… Alors que le géant GBH est pointé du doigt dans la crise sociale contre la vie chère aux Antilles, “Libération” a pu consulter des dizaines de documents internes qui mettent en lumière l’ampleur de ses bénéfices réels. Très loin des discours officiels (…).
(…) Plus encore que les prix, c’est le flou entretenu par GBH autour de ses marges réelles qui irrite le plus les acteurs locaux. En attendant la prochaine audience devant le tribunal de commerce de Fort-de-France, le 23 janvier, Libération a pu s’entretenir avec un des protagonistes de ce système, dont le témoignage inédit permet de mieux comprendre les méthodes de l’entreprise et ses marges exorbitantes. Marc ( Le prénom a été modifié) travaille depuis près de vingt ans dans la branche automobile du groupe, qui représente à elle seule près de 40 % de son chiffre d’affaires global. S’il a accepté de parler, c’est parce qu’il ne se sent “plus en adéquation avec les valeurs de GBH”, lassé d’être confronté au quotidien à la “souffrance financière” de clients qui n’ont pas d’autre choix que d’acheter au prix fort, fixé par le distributeur.
Position hégémonique dans plusieurs territoires
Son témoignage est d’autant plus éloquent que le cadre supérieur a accès aux informations partagées par le “board” et le club très fermé des 170 plus hauts cadres de ce groupe qui compte plus de 16 000 salariés. Cette place privilégiée “dans le secret des dieux” lui permet d’avoir accès aux discussions stratégiques et aux données les mieux gardées. “Celles auxquelles la plupart des salariés n’ont pas accès, précise-t-il. La consigne est de ne divulguer aucun chiffre à personne, pas même à nos équipes”. Pour appuyer son propos, Marc a permis à Libération de consulter des dizaines de documents internes : comptes d’exploitation, prix d’achat, marges, taux de rentabilité…
Les tendances qui en ressortent sont édifiantes : sur chaque vente de véhicule de marque Dacia, Renault ou Hyundai, les concessions de GBH réalisent une marge nette comprise entre 18 % et 28 %, soit trois à quatre fois celles pratiquées en métropole. En clair, pour un modèle vendu aux alentours de 20 000 euros, une concession peut gagner plus de 5 000 euros net, même après les éventuelles promotions et efforts commerciaux.
Ces documents traduisent aussi la position hégémonique du groupe dans plusieurs territoires d’outre-mer, où il détient plus de 50 % des parts de marché sur la vente de voitures aux particuliers, selon les chiffres que nous avons pu consulter. “Quand vous avez plus de la moitié du marché, vous faites la pluie et le beau temps, c’est vous qui dictez les tendances”, insiste Marc.
Cette hégémonie est toutefois contestée par GBH, qui précise à Libé que ses parts de marché sont réparties localement entre plusieurs sociétés qui appartiennent certes au groupe, mais seraient “totalement indépendantes et en concurrence permanente”. Un argument qui fait sourire notre source. “Lors des réunions de dirigeants, nous partageons ouvertement nos chiffres sur la rentabilité, le chiffre d’affaires, les marges unitaires, etc. explique-t-il. Il nous arrive même de nous appeler entre nous dès que les différences de prix sont trop importantes pour ne pas se faire de l’ombre. C’est tout sauf de la concurrence”. (…).
(…) Pour justifier de telles différences de prix avec la métropole, l’entreprise met systématiquement en avant les “frais d’approche” qui comprennent tous les coûts liés à l’acheminement des véhicules depuis le continent, notamment les charges liées au transport et l’octroi de mer – une fiscalité propre aux biens importés dans certains territoires ultramarins. Mais les nombreux tableaux internes consultés par Libération montrent que ces surcoûts sont loin de justifier à eux seuls les écarts de prix. Pour une voiture vendue par GBH, le transport, l’octroi de mer et la TVA (plus faible en outre-mer voire inexistante en Guyane et à Mayotte) représentent en moyenne entre 15 % et 20 % du prix de vente final, soit à peine le taux de TVA pratiqué en métropole. En clair, contrairement aux affirmations de la multinationale, les frais d’approche ne permettent pas d’expliquer pourquoi les voitures vendues par ses concessions ultramarines s’affichent jusqu’à plus de 45 % plus chères qu’en métropole.

“De nombreuses études, menées notamment par l’Autorité de la concurrence, ont confirmé que les niveaux de marges étaient comparables à l’Hexagone”, se défend le groupe Hayot, qui rappelle que d’autres charges liées à la logistique, la gestion des stocks ou les coûts d’assurance contribuent à alourdir la note finale. Sans préciser que beaucoup de ces frais profitent en réalité à d’autres filiales du groupe. C’est par exemple le cas de certains prestataires appartenant à GBH, qui facturent la réception des voitures sur le port avant leur livraison dans les concessions de l’île. “Une myriade d’enseignes avec des noms différents appartiennent au groupe et fonctionnent comme des sociétés écrans, explique Marc. Cette structure permet d’accumuler les marges, mais aussi de ventiler les bénéfices en allégeant artificiellement les comptes d’exploitation des entités les plus rentables”. En outre-mer, cette concentration verticale se double d’une concentration horizontale. Au-delà de la vente elle-même, l’industriel est ainsi omniprésent sur toutes les activités annexes du marché automobile : location, centres-autos, pièces détachées, etc. Avec, là encore, des marges trois fois supérieures à la métropole. “Le groupe maîtrise toute la chaîne, de la vente à l’entretien, si bien qu’il peut garder dans son escarcelle les clients qui ne viennent plus en concession, mais sont toujours susceptibles de fréquenter nos entreprises périphériques, poursuit Marc. Le marché est totalement cadenassé”. (…).
Pratiques anticoncurrentielles (…)
Depuis quatre ans, un consultant indépendant alerte sur ces pratiques anticoncurrentielles dans les territoires ultramarins, qui font flamber le prix des produits de première nécessité. Président du cabinet de conseil Bolonyocte, Christophe Girardier a réalisé plusieurs rapports pour l’Office des prix, des marges et des revenus (OPMR), un organisme composé d’acteurs publics et privés, chargé d’étudier le coût de la vie dans les départements d’outre-mer. “Non, la vie chère ne s’explique pas par l’insularité et les frais d’approche”, explique-t-il à Libé. “Ces facteurs y contribuent, mais de façon secondaire. La véritable cause tient au modèle économique propre à l’outre-mer”. Un modèle hérité de l’économie de comptoir longtemps en vogue dans les Antilles, lorsqu’une poignée d’acteurs monopolisaient les richesses qui arrivaient au port. “La fin de l’esclavagisme ne s’est pas accompagnée d’une redistribution de ces richesses”, poursuit Girardier, qui rappelle que les esclavagistes ont été indemnisés par l’État français et que le pouvoir économique – notamment le foncier – reste entre les mains des békés. “GBH est le fruit de cette histoire-là”. Le consultant, qui a eu accès à de nombreux documents comptables, dénonce surtout la pratique débridée des marges dite “arrières”. (…)
Le “coup de trop”
Pour Christophe Girardier, un épisode incarne de façon paroxystique le poids démesuré pris par l’industriel dans la grande distribution. Fin 2019, la multinationale annonce son intention de racheter le groupe Vindemia à la Réunion, mis en vente par Casino. Mandaté par l’OPMR, le consultant conclut, à l’issue d’une longue étude, que ce rachat, “très préjudiciable pour les consommateurs”, est susceptible d’avoir des “impacts majeurs” sur les équilibres économiques et sociaux de l’île. Une opération de concentration inédite, l’une des plus importantes jamais réalisées dans les territoires d’outre-mer, qui ferait mécaniquement passer l’entreprise martiniquaise de 17 % à 37 % de parts de marché dans le secteur de la grande distribution à la Réunion, totalisant environ 45 % des dépenses de consommation courante des ménages réunionnais. “Cette opération n’avait aucun sens et n’aurait jamais dû être validée au regard du droit de la concurrence”, s’insurge Girardier. Mais après avoir pointé un “risque” lié à la concentration, l’Autorité de la concurrence a fini par donner son feu vert au rachat, GBH s’étant engagé à rétrocéder quatre hypermarchés à un nouvel acteur en gage de bonne foi. Une décision confirmée par le Conseil d’Etat. (…). Fin de citation. Rappelons que, sur les jugements du dit expert Christophe Girardier, Justice a publié un article critique dans son n° 48 du 28/11/2024. Notons qu’en dehors du témoignage qui vaut ce que valent tous les témoignages, il y a peu de données chiffrées dans “l’enquête” de Libération.
2/ La réponse du groupe GBH

C’est par voie de communiqué que le Groupe Bernard Hayot réagit, le vendredi 10 janvier, au lendemain des articles publiés par Libération. Pour GBH, ces articles ont “clairement pour objectif de déstabiliser (le) groupe”. “Ils s’appuient sur nos détracteurs habituels et un ancien salarié qui nous dénigre et nous diffame dans un esprit de vengeance. Ces attaques instrumentalisent notre groupe. Elles sont infondées et approximatives, sans considération pour nos salariés, nos clients et nos fournisseurs”. GBH assure “déplorer que le journaliste n’ait pas tenu compte des réponses précises, chiffrées et sourcées que nous lui avons adressées, pour faire suite aux questions qu’il nous a envoyées avant la parution de l’article”.
Sa réponse sur les niveaux de marge en Outremer :
“Dans la grande distribution alimentaire, nos marges sont très comparables à celles pratiquées dans l’Hexagone. Dans l’automobile, le métier n’est pas le même que celui d’un distributeur dans l’Hexagone. En effet, comme nos concurrents localement, nous faisons deux métiers, celui d’importateur et de distributeur. Le métier d’importateur consiste à commander, stocker, former les équipes, distribuer et mettre en oeuvre la communication et la stratégie de la marque. L’entreprise finance entre 3 et 5 mois de stock pour les voitures neuves et entre 3 et 6 mois de stock pour les pièces de rechange, cela n’existe pas dans l’Hexagone. Ce métier demande donc des immobilisations financières très importantes. Les marges pratiquées dans les Doms sont les mêmes que celles constatées à l’international pour des opérateurs qui sont à la fois importateurs et distributeurs. Nous nous efforçons de proposer des prix les plus attractifs possibles et d’offrir un très bon niveau de service à nos clients. Si nos prix n’étaient pas compétitifs, nos clients iraient chez nos concurrents !”
Sa réponse sur la concurrence en Outremer :
“Le marché de la grande distribution dans les territoires d’Outre- Mer met en concurrence de nombreux acteurs. GBH n’y est en aucune manière en position dominante. De nombreuses enquêtes et contrôles par les autorités de concurrence attestent de cette situation.
Dans l’automobile, les marchés ultramarins sont également très concurrentiels et suivis par les constructeurs qui défendent âprement leurs parts de marché. Dans ce contexte, notre performance commerciale ne peut se réaliser que grâce à un positionnement tarifaire agressif. La forte contrainte sur les marges a d’ailleurs provoqué de grandes difficultés financières ces dernières années chez de nombreux acteurs de ce marché. Si on ajoute l’arrivée des nouveaux constructeurs chinois, et les nombreux cas de redistribution de portefeuilles de marques décidées par les constructeurs, on ne peut que constater que le marché n’est absolument pas figé mais bien au contraire extrêmement dynamique et concurrentiel. Ainsi en 2024, par exemple, les marques JEEP et FIAT ont changé d’importateur dans certains territoires d’Outre-Mer, dont la Martinique”.
Pour GBH, “le problème de la vie chère est bien antérieur à l’existence de GBH et trouve son origine dans une problématique structurelle : l’éloignement. En 1952, 8 ans avant la création de notre groupe, l’Etat accordait déjà une prime de vie chère à ses fonctionnaires”. Dans son communiqué, le groupe dit “rester mobilisé” pour “contribuer à trouver des solutions pour faire baisser les prix et combattre la vie chère”. Peu de chiffres aussi dans la réponse de GBH sur les marges pratiquées. Pour trancher la question des marges de la grande distribution et des oligopoles outre-mer et sortir des approximations contradictoires, il faut réinstaurer par la loi le contrôle des prix et de leur formation et appliquer strictement les lois existantes sur les pratiques anti-concurrentielles, les concentrations et les positions dominantes. Question éminemment politique pour l’heure apparemment bloquée par l’absence de budget 2025 et de majorité parlementaire.
Michel Branchi