Deux cents ans après la rançon faramineuse extorquée à Haïti afin dʼindemniser les anciens colons esclavagistes, le pays subit encore les conséquences de cette extorsion coloniale. © Corentin Fohlen/Divergence
Voici deux cents ans jour pour jour, le 17 avril 1825, la France exigeait de la jeune nation caribéenne, en échange de la reconnaissance de son indépendance, une rançon faramineuse pour indemniser les anciens colons esclavagistes. La “dette d’Haïti”, pacte néocolonial qui a entravé le développement du pays, pèse encore aujourd’hui sur son système politique et économique. Et le passé refait surface. Emmanuel Macron, qui a promis “des actes symboliques” en cette date anniversaire, est attendu au tournant.
Juillet 1825 : près des côtes du tout jeune État d’Haïti, la première République noire libre de l’histoire, des navires s’approchent. Quatorze bateaux de guerre battant pavillon français et hérissés de 528 canons. À leur bord, le baron de Mackau, qui vient apporter au président haïtien, Jean-Pierre Boyer, les termes d’une ordonnance royale signée le 17 avril 1825, il y a deux cents ans jour pour jour ; et vingt et un ans après l’indépendance de “la perle des Antilles” – colonie la plus lucrative au monde – une émancipation que la France n’a jamais acceptée malgré la défaite cuisante du corps expéditionnaire napoléonien à Vertières.
Les termes de cette ordonnance royale de Charles X n’ont d’autre objectif que de rançonner l’ancienne colonie. Trois articles pour exiger, sous la pression des canons et la menace d’une nouvelle invasion, l’accès privilégié aux ports de commerce haïtiens avec une réduction de moitié des droits de douane pour les navires français, selon l’article 1er.
Le second exige le paiement de la “somme de cent cinquante millions de francs or, destinée à dédommager les anciens colons qui réclament une indemnité”, en cinq annuités. Le troisième article “concède” à accorder “à ces conditions” l’indépendance de “la partie française de Saint-Domingue” – nulle part ne figure le mot de Haïti, adopté en 1804, hérité de Ayiti, son ancien nom dans la langue du peuple autochtone taïno.
La colonisation, l’esclavage, puis la dette d’Haïti aux fondements du capitalisme français
Le président haïtien, Jean-Pierre Boyer, obtempère rapidement. Pour lui, “l’objectif est de conserver le pouvoir politique et de sécuriser les titres de propriété de l’oligarchie foncière”, analyse Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, historienne à l’université d’État d’Haïti et autrice de nombreux travaux sur le sujet.
Selon le politologue Frédéric Thomas, spécialiste du pays au Centre tricontinental et auteur d’un récent ouvrage sur le sujet (Haïti : notre dette, éditions Syllepse, 2025), ce “véritable pacte néocolonial, même s’il est imposé par la force, est un arrangement entre la France et la classe dominante d’Haïti, sur le dos de la population”. Le peuple haïtien est le grand oublié de cette histoire ; c’est pourtant lui qui va payer cette dette sur près de cent ans.
“La classe dirigeante d’Haïti s’est servie de ce pacte pour avoir les mains libres afin d’affronter une menace plus grande encore que la France : les anciens esclaves qui refusent d’aller travailler dans les grandes plantations”, pointe Frédéric Thomas. Pour forcer les paysans à la tâche, le pouvoir haïtien adopte, dès 1826, le Code rural, “un ensemble de lois qui impose à la paysannerie un quasi-travail forcé”, poursuit le chercheur.
Pour Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, ce “règlement de comptes néocolonial s’inscrit dans l’orientation de la politique intérieure de la royauté française, ainsi que de l’ordre international esclavagiste et capitaliste alors en vigueur”. Lequel a perduré, comme en témoignent ces nombreuses familles, souvent aristocratiques, descendantes de colons ou d’armateurs négriers, que l’on retrouve parmi les bénéficiaires. À l’instar d’un certain Alexandre de Laborde, lointain ascendant du baron Ernest-Antoine Seillière, ex-dirigeant du Medef.
D’autres noms illustres, qui fleurent l’Ancien Régime, figurent au palmarès de ceux qui ont été indemnisés par leurs anciens esclaves : le duc de Choiseul, le comte de Vaudreuil… Ainsi que de nombreux banquiers et hommes d’affaires. Guère étonnant, tant la colonisation, l’esclavage, puis la dette d’Haïti ont été aux fondements du capitalisme français.
Dans la note de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, une autre figure est mise en avant, celle de Jacques Laffitte, ministre de l’Économie et gouverneur de la Banque de France, cheville ouvrière de l’emprunt contracté sous la menace. Une rue de Paris porte toujours son nom. Au total, ils seront “8 000 anciens colons-propriétaires ou leurs héritiers” indemnisés, selon Gusti-Klara Gaillard-Pourchet. Pour établir ce qui leur revient, on s’appuie notamment sur le Code noir de Colbert, qui déterminait la valeur mobilière d’un esclave.
“L’État français ne veut pas se reconnaître dans le miroir que lui tend Haïti”
Le diktat ne s’arrête pas là : comme le pays est dans l’incapacité d’assumer une telle dépense, la somme représentant dix ans des recettes fiscales d’Haïti, l’État haïtien se voit contraint de contracter un emprunt auprès de banques françaises. Le baron de Mackau, aux anges, écrit dans son rapport au roi : “Sous un tel régime, Haïti deviendrait indubitablement une province de la France, rapportant beaucoup et ne coûtant rien.”
La spoliation va durer plus d’un siècle : la dette, réduite à 90 millions de francs or en 1838, souvent rééchelonnée, sera acquittée en 1883, mais les agios des différents emprunts en 1952 seulement. “Un pacte entre une élite qui va devenir une oligarchie et la communauté internationale, qui perdure jusqu’à aujourd’hui, où l’on retrouve un modèle de sous-développement et l’instauration d’une gouvernance par laquelle les acteurs internationaux cogèrent la situation en Haïti, en ayant une mainmise sur la politique et l’économie du pays”, décrypte Frédéric Thomas, qui établit le lien entre cet épisode fondateur et la situation contemporaine du pays.

Pour preuve, lorsque le 7 avril 2003, pour le second bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture, le président Jean-Bertrand Aristide demande très officiellement “Reparasyon”, l’État français s’active. Côté pile, on a créé une commission confiée à Régis Debray, qui s’efforcera de mettre la poussière sous le tapis, en des termes condescendants : “Vous n’avez rien démontré de sérieux”, cingle-t-il aux Haïtiens.
Côté face surtout, on pousse Aristide vers la sortie dès 2004, certes avec le concours de la population, mais avec celui des États-Unis et de certains membres de la commission Debray, selon le New York Times. Gênant, le président est “démissionné” et envoyé en exil. L’ancien ambassadeur de France en Haïti, Thierry Burkard, confesse aujourd’hui, à propos d’un “coup” contre le dirigeant, que “c’est probablement cela aussi un peu”.
Après avoir ainsi rançonné Haïti durant un siècle, la France s’est depuis enfoncée dans le déni. “L’État français ne veut pas se reconnaître dans le miroir que lui tend Haïti, analyse Frédéric Thomas. La révolution haïtienne était à l’époque impensable, inimaginable, et encore aujourd’hui peu compréhensible en France. Par réflexe d’autodéfense, on n’en parle pas.” Longtemps, la dette n’a existé que pour un cercle restreint d’universitaires, et sans doute quelques fonctionnaires et diplomates taiseux. Du côté des présidents, silence radio.
Des réparations chiffrées en milliards de dollars
En 2000 encore, versant dans le révisionnisme, Jacques Chirac estimait qu’ “Haïti n’a pas été à proprement parler une colonie française.” En 2015, lors de l’inauguration du Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre sur l’histoire de l’esclavage, François Hollande évoque la dette, en présence du président haïtien Michel Martelly et de nombreux chefs d’État africains, et promet : “J’acquitterai à mon tour la dette que nous avons.”
Ovation. Mais, dès le lendemain, l’Élysée rectifie : Hollande parlait d’une “dette morale”.
En 2016, lors de l’abrogation par l’Assemblée du décret royal de 1825, les députés s’empressent de compléter le texte : cet acte “ne prétend pas à une quelconque réparation financière”. Il s’agit de rester prudent car le montant des réparations serait colossal.
En 2022, le New York Times a consacré une enquête, se faisant l’écho du travail titanesque des chercheurs sur les sources : écrits de diplomates français, travaux de Frédéric Marcelin, un ministre des Finances haïtien de la fin du XIXe, et les archives de la Caisse des dépôts et consignations, où a transité et a été redistribué l’argent. Entre la dette, les emprunts et le sous-développement induit par le diktat, les calculs du quotidien sont éloquents entre 21 et 115 milliards de dollars.
Au-delà des chiffres, c’est la reconnaissance de cette forfaiture historique qui est attendue aujourd’hui. En janvier, le président de Conseil de transition haïtien, Leslie Voltaire, réitérait la demande : “Cette injustice inqualifiable constitue une meurtrissure qui ne cesse de hanter notre mémoire. Malheureusement, le paiement de ces rançons a contribué à compromettre les perspectives de développement de notre jeune nation.” Emmanuel Macron a promis “des actes symboliques” ce 17 avril. Enfin. Deux cents ans après.
Plusieurs rendez-vous sur la dette
Le bicentenaire de la dette donne lieu à de nombreux événements et prises de position. À l’Assemblée nationale, le groupe GDR a déposé une proposition de résolution visant à la reconnaissance et la réparation. Du côté de la recherche historique, un colloque international consacré à la dette d’Haïti est organisé par le Collège de France du 12 au 14 juin, avec une trentaine de participants. Enfin, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage programme une soirée intitulée “La double dette, et après ?”, ce jeudi 17 avril à 17 heures aux archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine.
Benjamin König
L’Humanité du 16 avril 2025