La date du 24 mars 1961 doit rester gravée dans l’histoire de notre pays, car ce jourl à, une fois de plus, les forces de répression coloniales au service des gros propriétaires terriens, en l’occurrence les békés, faisaient couler le sang des ouvriers agricoles, dans les rues du Lamentin.
Une puissante révolte contre la misère
Cette mobilisation intervenait alors que le contexte social était déjà tendu : salaires de misère, grève des lycéens, des employés du Trésor, des dockers, des municipaux, mesures antisociales, retard considérable dans le paiement des congés payés… alors que le coût des denrées de première nécessité était excessivement élevé. Comme chaque année, au début de la récolte, les salariés de la canne conduits par la CGT avec Victor Lamon et Renould Valbon soutenus par les Communistes étaient contraints de se mobiliser pour faire aboutir leurs revendications. En dépit de leur puissante mobilisation qui avait mis à l’arrêt la majorité des 11 usines que comptaient la Martinique, ils se heurtaient au refus des planteurs et de l’administration préfectorale qui était à leur service. Tout était mis en œuvre pour faire plier et même affamer les travailleurs. Dans le troisième tome de son “Histoire de la Martinique”, Armand Nicolas écrit que, dans un rapport du 27 mars 1961,le général Némo, le nouveau commandant des troupes Antilles-Guyane évoquait la situation dramatique des travailleurs de la canne en ces termes : “La plupart d’entre eux sont endettés et les patrons agissant sur les grossistes du commerce et de l’alimentation ont réussi à faire supprimer les crédits chez plusieurs épiciers des campagnes, ce qui rend nécessaire pour beaucoup d’ouvriers de travailler pour avoir un peu d’argent”.
La provocation d’Aubéry
La grève “marchante” qui avait débuté le 28 février avait rapidement fait tache d’huile : les ouvriers grévistes parcouraient les habitations pour entraîner ceux qui étaient encore à la tâche. En riposte, les forces dites de l’ordre multipliaient les provocations et les actions d’intimidation. L’arrestation, le 23 mars, de deux grévistes, Théodore Majesté et Boniface Kittié, allait faire monter la tension. Ce qui provoqua, dans l’après-midi du 24 mars, un imposant rassemblement d’ouvriers dans la rue Hardi de St-Omer au Lamentin. Tandis que les responsables syndicaux qui avaient pris place dans la cour de l’ancienne cantine entretenaient la mobilisation de la foule afin d’obtenir la libération des deux syndicalistes et la satisfaction de leurs justes revendications. Alors que la tension était à son comble, surgit Roger Aubéry, un des plus gros békés martiniquais qui, à bord de sa Jeep, tenta de traverser la foule, tout en narguant les grévistes. Il fut pris à partie, et son véhicule renversé. Menacé par la foule qui voyait dans son attitude une provocation, il fut contraint de se réfugier chez un riverain. Tandis que le maire communiste du Lamentin, Georges Gratiant, intervenait auprès du procureur pour obtenir la libération des deux emprisonnés dont le retour était attendu avec impatience. Entre temps, les grévistes qui avaient encerclé la maison où s’était réfugié Aubéry manifestaient avec de plus en plus de véhémence.
Tirs sans sommation et un carnage
C’est à ce moment que tout bascula. Profitant de l’absence de Georges Gratiant, encore en discussion avec les autorités, le commissaire Baste, originaire du Lamentin, organisa une manœuvre pour dégager Aubéry. Après des tirs de grenades lacrymogènes, il donna l’ordre aux policiers postés entre l’église et le presbytère d’ouvrir le feu, sans sommation, juste au moment où, ce vendredi de carême, la foule des fidèles sortait de la prière. Le bilan fut atroce. Trois morts : Annette Marie-Calixte (24 ans), une couturière qui sortait de l’église, Alexandre Laurencine (21 ans) et Edouard Valide (26 ans), tous deux ouvriers agricoles. À eux s’ajoutent de nombreux blessés dont 23 furent soignés à l’hôpital. Aucune sanction ne fut prise contre ce commissaire qui reçut même une promotion.
Le discours de Gratiant qui provoqua la fureur des autorités
Le lendemain, c’est devant une foule innombrable que furent prononcés les hommages aux victimes dont le plus vibrant fut le discours-poème de Georges Gratiant, “Sur trois tombes” resté célèbre : Un réquisitoire implacable contre le colonialisme dans lequel il fustigea ces “Français [qui] forment ici une gestapo” et qui “Au nom de l’ordre et de la force publique, au nom de l’autorité qui nous régente, au nom de la loi et au nom de la France, une poignée d’assassins en armes vient de creuser trois tombes dans notre sol lamentinois”. Et le maire communiste d’ajouter : “Nous mesurons alors tout le poids du mépris des meurtriers en uniformes et nous savons aujourd’hui encore mieux qu’hier le peu de poids que pèsent dans la balance de l’Etat Français les vies humaines, lorsque ces vies-là sont celles des nègres de chez nous”. Des propos qui déclenchèrent la colère du ministre des Armées de l’époque, Pierre Messmer. Le 28 mars, le préfet Jean Parsi, dans un discours radiodiffusé, ordonnait aux travailleurs de “retourner aux champs”.
Au terme de difficiles négociations, ils obtinrent une augmentation de 8% qui s’ajouta aux 5% de janvier. Mais, une fois de plus, la répression s’abattit sur les Communistes. Gratiant fut poursuivi devant les tribunaux pour injure à l’armée et tout fut fait pour le radier de l’ordre des avocats. Mais la sanction due être abandonnée grâce à la mobilisation de ses confrères. Pourtant, la répression se poursuivit contre les travailleurs. Soixante ans plus tard, c’est le même combat contre le mépris colonial, pour la dignité et la justice que mènent ceux qui sont mobilisés contre la menace d’un non-lieu concernant la plainte pour empoisonnement par le chloredécone.
G.E (21/03/2021)
Justice n°13 du 1er/04/2021